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Debout sur la passerelle, Patrick Kemper vit passer devant lui le phare de Cabot Tower, perche sur un promontoire a l’entree du port de Saint John’s. Un helicoptere des services de secours decolla du gaillard d’avant dans le grondement de ses rotors, emportant son lot de passagers grievement blesses. Le ballet des helicos n’avait pas cesse depuis que la tempete s’etait calmee et que le navire etait arrive en vue des cotes. Le bruit des rotors se fit plus aigu, l’appareil s’eleva et passa brievement devant la passerelle avant de disparaitre dans le ciel Le bateau avait tout d’un champ de bataille et Kemper ne se sentait guere plus vaillant qu’un soldat rentrant du front en etat de choc.
Le paquebot franchit la passe en continuant de ralentir dans le tremblement de ses machines, LeSeur et le pilote du port avaient toutes les peines du monde a garder le controle du Britannia, a peine plus maniable qu’une carcasse de baleine depuis la perte de ses pods lateraux. Le seul quai susceptible d’accueillir un bateau de cette dimension etait celui habituellement reserve aux porte-conteneurs. Pousse a tribord par deux remorqueurs, le navire arriva bientot en vue d’une plate-forme rouillee dominee par d’enormes grues. Le petrolier qui se trouvait amarre la quelques heures auparavant s’etait ancre dans le port afin de laisser la place au paquebot.
Alors que se poursuivait la manoeuvre du Britannia, Kemper constata que le quai ressemblait a une scene tiree d’un film catastrophe. Des ambulances, des vehicules de secours, des camions de pompiers, des voitures de police et des corbillards attendaient par dizaines dans un deluge de gyrophares et de sirenes, prets a emporter les blesses et recueillir les morts.
Kemper avait depasse le seuil de l’epuisement. Il souffrait d’un mal de crane carabine et voyait trouble sous l’effet du stress et du manque de sommeil. Leur calvaire s’achevait enfin, mais il ne put s’empecher de se poser des questions sur la suite : les auditions de la Commission d’enquete maritime, les temoignages des rescapes, les proces, la pression des medias, la honte et l’opprobre. Car il faudrait bien trouver des coupables et Kemper savait deja qu’on chercherait a tout lui flanquer sur le dos, ainsi qu’a LeSeur qui etait pourtant a ses yeux l’un des types les plus respectables qu’il lui ait ete donne de connaitre dans son boulot. Ils auraient de la chance s’ils echappaient a une mise en examen, en particulier LeSeur, car Cutter se montrerait un ennemi implacable.
Du coin de l’oeil, il observa LeSeur qui dirigeait la manoeuvre avec le pilote du port et se demanda ce que pouvait bien ressentir le premier officier. Il devait bien evidemment se douter de ce qui l’attendait, car c’etait tout sauf un idiot.
Le Britannia avancait desormais vers le quai sous la poussee des seuls remorqueurs. De l’autre cote du port, on apercevait les helicopteres des televisions et des journaux, a l’ecart de l’espace aerien du bateau, mais suffisamment pres pour filmer et prendre des photos. Il s’agissait de l’une des pires catastrophes maritimes de l’histoire recente et, a l’heure qu’il etait, la silhouette meurtrie du paquebot devait s’afficher sur les teles du monde entier.
Kemper avala sa salive. Il faudrait s’y faire, il resterait a jamais Patrick Kemper, responsable de la securite lors de la croisiere maudite du Britannia, et cette tache resterait attachee a son nom meme apres sa mort.
Chassant ces pensees sombres, il se pencha sur les ecrans de controle. Tout fonctionnait a nouveau normalement de ce cote-la, contrairement au navire lui-meme. Il aimait mieux ne pas penser au spectacle qu’offrait le Britannia vu du quai, avec ses terrasses et ses hublots ravages par les vagues cote babord, le pont 6 dechire comme un couvercle de boite de sardines lors de l’accrochage avec le Grenfell Quant a l’interieur, c’etait un vrai cauchemar. Kemper avait effectue une visite rapide des ponts inferieurs pendant qu’ils ralliaient Saint John’s a vitesse reduite. L’eau avait reduit en miettes l’ensemble des hublots, des portes-fenetres et des terrasses sous le pont 4 cote babord avant de devaster boutiques, restaurants, casinos et salons avec la puissance d’un raz-de-maree, laissant derriere elle des monceaux de decombres. Une odeur de varech, de nourriture rance et de cadavres en decomposition avait envahi les ponts inferieurs. Kemper avait ete horrifie en faisant le compte des personnes tuees ou noyees lors de l’inondation. Il avait retrouve des corps desarticules un peu partout au milieu des debris, certains encore accroches au plafond. En tout, plus de cent cinquante passagers et membres d’equipage avaient perdu la vie et plus de mille etaient blesses.
Les remorqueurs acheverent de pousser le paquebot a quai. Le bruit des sirenes et des megaphones parvenait jusqu’a Kemper malgre l’epaisseur des vitres de la passerelle. Les secours, sur le pied de guerre, s’appretaient a prendre en charge les blesses qui se trouvaient encore a bord.
Kemper s’epongea le visage et jeta un dernier coup d’oeil aux ecrans des systemes de securite. Mieux valait penser a ceux qui avaient survecu apres ce qui s’etait miraculeusement produit sur la passerelle principale au pied des Carrion Rocks. Un miracle qu’il ne s’expliquerait jamais.
Le paquebot glissa lentement le long du quai. D’enormes haussieres s’abattirent aux pieds des dockers charges de les fixer sur les bittes d’amarrage. LeSeur se detourna de l’ecran radar.
— Monsieur Kemper, dit-il d’une voix qui trahissait son epuisement. Nous serons a quai d’ici dix minutes. Merci de proceder aux annonces d’evacuation, conformement aux dispositions que nous avons prises ensemble.
Kemper hocha la tete, appuya sur un bouton et s’empara du micro.
— Attention, attention. Avis aux passagers et aux membres d’equipage. Le navire sera a quai d’ici dix minutes. Nous procederons en priorite a l’evacuation des blesses les plus graves. Je repete, nous procederons en priorite a l’evacuation des blesses les plus graves. Il est demande a tous les autres de rester dans leur cabine ou de patienter dans le cinema Belgravia dans l’attente d’instructions ulterieures. Merci.
L’annonce, amplifiee par les haut-parleurs du bord, parvint jusqu’a Kemper. Il avait du mal a croire que cette voix de mort-vivant etait la sienne.